ENTREPRISES INNOVANTES – LOW-TECH

ENTREPRISES INNOVANTES – LOW-TECH

Les pionniers de la low-tech cherchent la voie du passage à l’échelle

Théorisé il y a dix ans dans l’ouvrage éponyme de Philippe Bihouix, L’âge des low-tech en est encore à l’heure des balbutiements. Malgré un frémissement certain et des foisonnements locaux, le modèle low-tech doit, s’il veut s’imposer, s’appuyer sur une véritable volonté politique et s’enraciner dans les imaginaires. 

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« Dépêchons-nous de redonner du sens au progrès en utilisant mieux le potentiel de nos ingénieurs, de la low-tech et même pourquoi pas de la high-tech, à condition que cette dernière démontre sa capacité à nous décarboner en absolu et pas seulement en intensité, et sans aucune autre externalité négative ! » plaidait Fabrice Bonnifet en janvier dernier dans son éditorial récurrent publié sur le portail TF1Info. Le président du C3D (Collège des directeurs du développement durable) et Directeur du développement durable du groupe Bouygues s’agaçait alors des innombrables gadgets connectés tous plus dispensables les uns que les autres présentés lors de l’édition 2024 du CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas, ce salon de l’électronique qui fait office de grand-messe pour le monde de la tech.

Engagé de la première heure en faveur d’une économie soutenable, l’homme est partisan d’une démarche plus sobre. « C’est un peu ridicule aujourd’hui de continuer de vouloir rendre techniques à tout prix tout un tas d’objets dont on sait qu’on n’utilise pas le dixième des fonctionnalités qu’ils remplissent au quotidien » explique M. Bonnifet, selon lequel « on a tout intérêt à downsizer la technicité de certains objets parce qu’en usage réel, on s’aperçoit que les low-tech font parfaitement l’affaire ». Low-tech. Le mot est lâché. Devenu un incontournable du lexique de la sphère écolo, il suscite un intérêt certain dans le monde de l’ingénierie. Et infuse désormais auprès du grand public. De nombreux acteurs de la transition l’ont ainsi repris à leur compte et le mot s’invite régulièrement dans la bouche de certaines figures politiques ou médiatiques, à l’instar de Jean-Marc Jancovici.

 

Concarneau, laboratoire de la low-tech en France

Mais de quoi les low-tech sont-elles le nom ? D’une stricte opposition à la fameuse high-tech dont elle est l’antonyme ? La plupart des acteurs de l’écosystème ne se reconnaissent pas dans cette définition. « On n’est pas du tout anti-tech, on se dit plutôt qu’il faut l’utiliser à des endroits vraiment pertinents » explique ainsi Guénolé Conrad, ingénieur et coordinateur de projets low-tech au Low-Tech Lab, une association pionnière fondée en 2013 et qui a fait du pays de Concarneau un véritable petit laboratoire des low-tech. Tantôt qualifié de « démarche », de « philosophie » ou de « pensée globale », le concept de low-tech puise ses racines dans le foisonnement intellectuel des années 1970. Le terme en lui-même ne finira toutefois par réellement émerger qu’au début du XXIe siècle, avec une accélération manifeste durant la décennie 2010. En 2007, le journaliste néérlandais Kris de Decker posait un acte fondateur en lançant « Low Tech Magazine », un site Internet en plusieurs langues et qui fonctionne depuis 2018 sur un serveur alimenté à l’énergie solaire. Le Low-Tech Lab voit le jour quelques années plus tard à Concarneau, soutenu par Explore, le fonds de dotation du navigateur Roland Jourdain, vainqueur de la Route du Rhum à deux reprises. Depuis, le collectif s’échine à explorer, référencer et expérimenter des technologies low-tech. Portée par l’ingénieur Corentin de Chatelperron, l’aventure a démarré en 2013 et s’est poursuivie notamment dans le sillage du Nomade des Mers, un projet d’exploration à la voile qui a duré six ans. Le Low-Tech Lab, qui participe aujourd’hui à structurer le mouvement en France, représente une branche spécifique de ce dernier, issue du monde des ONG. « Le monde du développement tournait autour de la question depuis longtemps mais ne parlait pas de low-tech à proprement parler. En fait, on parlait surtout de technologie appropriée » raconte Guénolé Conrad qui, avant de rejoindre le Low-Tech Lab, travaillait dans une ONG au Nicaragua où il implémentait du low-tech avec les populations locales, afin notamment d’améliorer l’accès à l’eau et à l’assainissement des habitants de la région. Depuis deux ans, le Low-Tech Lab travaille avec l’ADEME et la région Bretagne sur la manière de structurer la démarche low-tech à l’échelle de dynamiques territoriales. Une expérimentation est ainsi en cours sur le territoire de l’agglomération de Concarneau avec une vingtaine de structures volontaires participantes. « On va voir et tester comment collectivement on peut mieux se coordonner pour traiter des problématiques des différents acteurs impliqués. Par exemple : comment un hôpital ou un chantier naval peuvent faire de la logistique entre les différents sites à vélo » détaille Guénolé Conrad. L’association concarnoise a aussi aidé à la mise en place d’une option “Ingénierie des low-tech” à l’Ecole centrale de Nantes.

 

À Centrale Nantes, des ingénieurs formés à la low-tech

Portée par l’enseignant Jean-Marc Benguigui, cette option accessible aux étudiants de deuxième et troisième années, se fixe pour objectif « de former des ingénieurs capables de construire un monde résilient et sobre ». Pionnière en France, la formation a pu se structurer grâce à l’aide d’un certain… Roland Jourdain. Ces deux dernières années, les étudiants ont ainsi travaillé à équiper en solutions low-tech son catamaran We Explore ainsi que la base Explore située à Concarneau. C’est notamment avec ce bateau, construit pour moitié à base de fibres de lin produit en Normandie, que Roland Jourdain avait participé à la Route du Rhum en 2022. Son Fonds de dotation « Explore » permet de soutenir des projets qui utilisent la science, l’innovation et la sensibilisation au profit d’actions en faveur de l’environnement. Il bénéficie du soutien du Crédit Agricole du Finistère depuis 10 ans. A noter également que le Groupe Crédit Agricole accompagne également depuis de nombreuses années Plastic Odyssey, un bateau ambassadeur de solutions, y compris low-tech, pour lutter contre la pollution plastique.

Les ingénieurs en devenir plancheront à la rentrée sur un nouveau projet avec Kerlotec, un centre de formation et d’expérimentation de la low-tech installé par son fondateur, Alan Fustec, dans un château situé à proximité de Guingamp. Dans ce lieu destiné à former des patrons d’entreprises, les étudiants travailleront à rendre plus low-tech un habitat situé en milieu rural. Responsable de l’option low-tech à Centrale Nantes, Jean-Marc Benguigui se dit encore « surpris » par le succès de cette option. L’initiative étonne et inspire. Des enseignants d’autres écoles, de jeunes ingénieurs, des associations et de grandes entreprises s’y intéressent. l’enseignant de Centrale Nantes note que si certains étudiants sont parfois réticents à l’idée de travailler avec ces grandes entreprises, ils réalisent en les rencontrant l’impact transformatif qu’ils peuvent avoir de l’intérieur. « Dans une école comme la nôtre, l’idée c’est aussi d’accompagner les entreprises dans cette démarche philosophique. Un certain nombre d’entre elles aimeraient d’ailleurs monter des chaires de recherche autour de la low-tech. C’est un domaine encore assez émergent et il y a beaucoup à construire dans le monde académique » remarque Jean-Marc Benguigui. Dans l’immédiat, il planche surtout sur une question existentielle dans le monde de la low-tech : comment faciliter le passage à l’échelle ? À Centrale Nantes, la réflexion a commencé pour ouvrir plus largement les formations consacrées au mouvement. Des cours sont même désormais donnés en option dès la première année. Le signe d’une effervescence low-tech ?

 

L’ADEME joue la carte de l’acculturation

Anne-Charlotte Bonjean, coordinatrice du pôle durabilité et ressources et référente low-tech à l’ADEME, témoigne en ce sens. « Depuis début 2020, ça se développe de plus en plus. Notamment grâce au travail effectué par les associations depuis plus de 10 ans qui communiquent et mettent en avant le concept » observe-t-elle, citant également l’impact du film-documentaire récent Low-Tech : les bâtisseurs du monde d’après réalisé par Adrien Bellay. L’Agence de la Transition écologique, elle, a commencé à s’intéresser aux low-techs dès 2018, d’abord via un cycle de conférences en Ile-de-France puis une diffusion dans toutes les régions avec la mise en place d’interlocuteurs dédiés. Anne-Charlotte Bonjean situe l’ADEME comme étant dans une position à la fois d’accompagnement et d’acculturation des acteurs économiques à la low-tech.

L’Agence a notamment accompagné la société lilloise Kylii Kids, qui fabrique des jeux électroniques pour enfants, dans le développement d’un jeu auto-alimenté et d’un écran à basse consommation principalement en matières recyclées. « Quand on leur a parlé de low-tech, ils ne savaient pas ce que c’était. On leur a apporté de l’expertise et aujourd’hui, ils sont totalement convaincus et se sont appropriés la démarche » se félicite Anne-Charlotte Bonjean. Laquelle cite entre autres projets inspirants NeoLoco en Normandie qui se revendique comme « la première boulangerie et activité de torréfaction solaire d’Europe ». Avec ses pains et ses graines cuits ou torréfiés à l’énergie solaire, NeoLoco veut inspirer et faciliter ce fameux passage à l’échelle en formant artisans, scolaires et jeunes ingénieurs. Se définissant comme un « laboratoire de recherche en milieu réel », NeoLoco est partie prenante de La Belle Tech, autre initiative normande qui œuvre à l’industrialisation d’outils professionnels sobres et résilients à l’intention des artisans et des PME.

Anne-Charlotte Bonjean veut croire que le modèle low-tech diffusera jusqu’aux grandes entreprises. « Certaines ont déjà pris le sujet à bras-le-corps comme Decathlon, Bouygues Immobilier ou Lunii, le fabricant de boîtes à histoires. Et on a des demandes d’autres entreprises qui veulent savoir comment faire » témoigne la référente de l’ADEME. Jusqu’à imaginer les Big Tech comme Apple se mettre eux aussi à la low-tech ? « Pourquoi pas » répond Anne-Charlotte Bonjean, qui rappelle que « low-tech et high-tech ne sont pas en opposition » et que, face aux exigences de la France et de l’Union Européenne, Apple propose désormais des smartphones plus facilement démontables et donc réparables.

 

« Il manque la réflexion sur le système économique »

Les termes ne sont pas opposés, mais aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, celui de low-tech est peu utilisé dans le monde anglo-saxon et a surtout été adopté par les Français. L’ingénieur Philippe Bihouix y a largement participé en publiant en 2014 L’âge des low-tech. Fondateur, l’ouvrage reste une référence dans tout l’écosystème de la low-tech. Dix ans plus tard, son auteur observe le foisonnement en cours. « Un certain nombre d’institutions et d’acteurs ont pris conscience que la transition énergétique allait effectivement nécessiter une extraction phénoménale de ressources. Dans le même temps, on a vu du remue-méninges à l’ADEME qui s’est emparée du sujet mais aussi dans le monde de la recherche et de l’éducation avec les écoles d’ingénieurs qui se mettent à la low-tech et même quelques entreprises » observe M. Bihouix.

Malgré ce frémissement, l’âge espéré des low-tech semble pourtant ne pas être pour demain. « Il faut ramener les choses à leur juste mesure. Il y a des aventures personnelles et des collectifs enthousiasmants mais nous n’en sommes pas au passage à l’échelle » remarque celui qui a également écrit Le bonheur était pour demain en 2019 et co-écrit La ville stationnaire, comment mettre fin à l’étalement urbain en 2022. Parmi les principaux freins qu’il identifie : le fait que les low-tech ne soient pas forcément moins chères à produire que les high-tech produites en grand nombre à l’autre bout du globe avec une main d’œuvre peu onéreuse. « Tant que la culture du consommer/jeter ne coûte rien, ça va être compliqué à mettre en oeuvre » déplore l’ingénieur. « Il manque la réflexion sur le système économique » poursuit-il, constatant que « personne n’a vraiment envie ni intérêt à une réduction des flux d’énergie et de ressources » . Il cite en exemple la campagne de communication menée par l’ADEME à l’automne dernier sur les « dévendeurs ».

Une démarche censée encourager la sobriété qui avait froissé des associations de commerçants aux organisations patronales en passant par Bercy, générant une énième crispation entre les ministères de l’Economie et de la Transition écologique. Symptomatique selon M. Bihouix : « C’est classique de la transition qu’on fait sans vraiment la faire. L’Etat se rend compte qu’il n’a pas très envie que ça entame son PIB. Et certains acteurs n’ont pas plus envie de faire bouger leur business model » . La rémanence des promesses cornucopiennes et techno-solutionnistes ne le surprennent pas davantage. « Au XXe siècle, on n’a pas arrêté de nous expliquer que la technologie allait faire notre bonheur. Finalement, c’est toujours pour après-demain. Dès les années 1960, des rapports sérieux parlaient de bases lunaires, de voitures volantes, d’énergie gratuite grâce à la fusion nucléaire. Ce sont les mêmes vieilles lunes qui reviennent aujourd’hui. L’abondance promise n’est jamais là car le système économique est suffisamment malin pour augmenter nos désirs en même temps que nos estomacs » poursuit-il. Lucide, il ne voit pas le virage low-tech se produire du jour au lendemain. Et ne croit pas plus à une disparition de la high-tech. « Finalement, la résilience viendra peut-être de la complémentarité entre ces deux mondes » conclut-il, comme s’il demandait lui-même à en être convaincu. Un écho à ce qu’il écrivait l’année dernière en postface de l’ouvrage Une anthologie pour comprendre les low-tech »  : « Il est à craindre que, sans portage ou sans ambition politique, la mode des low-tech ne passe et que celles-ci restent globalement inopérantes ou marginales. A moins que les circonstances environnementales, politiques et économiques ne continuent à évoluer avec rapidité ; alors, avec l’être humain si adaptable, on n’est pas à l’abri d’une bonne surprise » .

ARTICLE de :  PIERRE DEZERAUD

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